Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LI
De sirventes sueilh servir

(Sirventes. )
- vers 1228 -
( Sirventès )

I

De sirventes sueilh servir
Sai sus on eron volgut
Don ai manz vils vols tolgut
Per far fals fatz escarnir
E que hom ves valor vir.
E si per so plas als prós
Pro m'es prós.
Qar tos temps dezir
Qu'om pros m'am, qui que m'azir.

1

Ce sont des sirventès que d'habitude je proposais,
ici, dans le haut pays, et ils y étaient appréciés.
Avec eux j'ai éliminé plus d'une mauvaise intention
en brocardant les actions fausses
pour que les gens se tournent vers le mérite.
Et, si pour cela, je plais aux preux
cela m'est assez de profit.
Car sans cesse je désire que le preux m'aime,
quel que soit celui qui me haïsse.

II

En fers fatz fai afortir
Lo monz cels que i son nascut
Que qant an queacon viscut,
Quecx fai que crois ab murtrir
Ab tort far et ab mentir,
Qu'en dos meilhiers non a dos
Qu'ab dretz dos
Vueilhon avenir
Lai on hom dous deu venir

2

Le monde fait s'entêter en des actions détestables
tous ceux qui y sont nés;
car quand ils ont quelque peu vécu,
chacun agit en misérable par le meurtre,
l'injustice et le mensonge
si bien que, sur deux milliers, il n'y en a pas deux
qui, avec de vrais bienfaits
veuillent parvenir
là où chaque homme bon rêve d'arriver.

III

E quan vida-l vol faillir,
Cuida far vera vertut
Qan diz qu'il seu aver tut
Sion dat al sebelhir,
Qu'estiers no-l pot abelhir
Donars, tan es cobeitos
E coitos
D'aver aculhir,
Tro mortz vai lui reculhir.

3

Et quand il voit la vie prête à l'abandonner
ce misérable croit accomplir un vrai prodige
en disant que tous ses biens soient donnés
lorsqu'on l' inhumera,
car autrement il ne peut accepter
de donner, tant il est cupide
et occupé d'amasser des richesses
jusqu'au jour où la mort vient le faucher.

IV

Dieus deu als baros grazir
Qar ves lui son sort e mut
Que-l luoc on fom rezemut
Non volun tan possezir
Con l'autrui terra sazir.
E non crei que-l reis n'Anfos
Aitals fos,
Anz volc envazir
Turcs per crestians aizir.

4

Dieu doit bien rendre grâces aux barons
puisque envers lui ils sont sourds et muets !
Car le lieu où nous avons tous été rachetés
ils ne désirent pas autant le posséder
que de la terre d'autrui s'emparer.
Je ne crois pas que le roi Alphonse
fut tel,
lui qui voulut envahir les Turcs
pour soulager les chrétiens.

V

Malvestat vei espandir
Vas totas partz a sauput
Que-l mon a tot corromput,
Que gaire non es a dir.
Qar qui o auzava dir,
Neir e blanc e brun e ros
An tan ros
Que qan los remir,
Dolors m'en ven aramir.

5

De tous côtés, je vois se répandre la méchanceté
au vu et au su de tout le monde.
Le monde entier en est tout corrompu,
si bien qu'il n'y a plus grand-chose à rajouter.
Car ceux qui osaient déclarer cela,
les moines noirs et blancs, les bruns et les roux
les ont tellement étripé
que lorsque je les considère,
j'en suis saisi de douleur.

VI

Un non trop en mil garsos
Que gar sos,
Anz volon bordir
De cansos falabordir.

6

Sur mille jongleurs pas un
qui suive la mélodie !
Ils préfèrent s'amuser
à bredouiller des chansons.


NOTES: St. 1: dans le haut pays: en Velay certainement
St. 2: là où chaque homme bon rêve d'arriver:
au Paradis bien sûr!
St 4: le roi Alphonse est sans doute Alphonse VIII, roi de Castille. P.C. critique aussi le manque d'empressement des barons à reprendre les Lieux Saints. (avant la 6ème Croisade de 1228 ?)
St. 5: noirs les augustins, blancs les bénédictins, les dominicains, bruns les cisterciens, roux d'autres encore...
 
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