Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LVII
Lo jorn qu'eu fui natz

(Sirventes. )
- vers 1204 -
( Sirventès )

I

Lo jorn qu'eu fui natz
Mi fon aitals dons datz:
Que-m plagues captenénsa
D'omes enseinhatz
E-m pezes malvestatz
E faitz desmezuratz.
Per qu'ieu port penedénsa
Dels autrui peccatz,
Car mi don marrimén
De l'autrui fallimén,
E no-m volv ni no-m vire
Ni-m mude leumén
Per negum estamén
Que ieu tort non aïre
E-ls malvas reprén,
E Mort car non los prén.

1

Le jour de ma naissance
j'ai reçu ce don
d'apprécier la conduite
des hommes bien élevés
et d'être importuné par la méchanceté
et autres actes inconvenants.
Aussi suis-je en pénitence
des péchés d'autrui,
car je ressens de l'affliction
pour les fautes de l'autre
et je ne me tourne ni ne me retourne,
ni ne change aisément mon comportement
pour aucun autre,
que je ne déteste encore l'injustice;
et je blâme les méchants,
et la Mort qui ne les prend point.

II

Ben son aparvén
Li pros e li valén,
Que ab joi et ab rire
Et ab parlar gén
Estan entre la gén,
Ab bel captenemén
--Ses enuech far e dire--
Aman e servén
Mas d'aquels es cartatz
Que-l mon fo semenatz
D'una laga seménsa
Que ten empachatz
Los regnes e-ls comtatz,
Don ieis desconoissénsa
E tortz e baratz
Que s'espan ves totz latz.

2

Ils sont bien reconnaissables
les preux et les hommes de valeur,
car avec la joie et avec le rire
et le gracieux parler
ils se tiennent parmi les gens,
avec une belle conduite
- sans faire ni dire de choses fâcheuses -
aimant et servant;
mais de ceux-là il y a rareté,
car le monde fut ensemencé
d'une vilaine semence
qui embarrasse
royaumes et comtés
et d'où sortent l'ignorance,
l'injustice et la fraude,
qui se répand de tous les côtés.

III

Tan vei d'omes fatz
E tan de trop salatz
Que negus en parvénsa
No-m par atempratz
Car a cavals carguatz
Trop los desvergonhatz
Que ses tota teménsa
Fan las falsetatz.
L'uns tol e l'autre pren
E l'autre es coyssen
L'autre es en consire
Car hom si defen
L'autre embla e men,
E l'autre va aussire
Homes per argen
E l'autre per nien.

3

Je vois tant d'hommes fades
et tant d'autres piquants,
que nul, en son apparence,
ne me paraît équilibré;
et c'est les chevaux chargés de butin
que je trouve les dévergondés
qui sans aucune crainte
réalisent leurs fourberies.
L'un pille, l'autre prend
et l'autre est complice;
l'autre est en souci
parce qu'on se défend;
l'autre vole et ment,
et l'autre va tuer
les gens pour de l'argent
et l'autre pour rien.

IV

Ges no s'en repen
Qui tot l'an vai tolen
E ista en dezire
Et en pensamen
De l'autrui cazamen,
Cossi-l fassa perden
A son don et el tire
L'aver e-l reden.
Non deu esser nomnatz
Entr'els omes lauzatz,
Car la rens que plus gensa
Los pros e-ls prezatz
Es bona voluntatz,
E-l res que plus bistensa
Los malaüratz
Es volers desonratz.

4

Il ne s'en repent nullement
celui qui toute l'année va pillant
et ne cesse de désirer
le domaine d'autrui,
ayant en tête la meilleure façon
de le faire perdre à son propriétaire
et de lui ôter le bien avec le revenu.
Il ne doit pas être nommé
parmi les hommes glorifiés,
car la chose qui embellit le plus
les hommes preux et estimés
est la bonne volonté,
et celle qui retarde le plus
les mauvais
c'est une volonté déshonorante.

V

Assas es viltatz
De condutz e de blatz,
Mas d'amor es faillensa
E de faitz onratz
Et es petit amatz
Lo paures e-l cochatz,
E troba bevolensa
Lo ricx e-l sobratz.
E-l paures non a sen
Encontra lo manen,
E sap mais us trahire
Que duy ignoscen,
E-ls ditz de Moysen
Non vol hom tant escrire
Can d'un mescrezen
Que sas paraulas ven.

5

Il y a grande abondance
de vivres et de blé
mais il y a disette d'amour
et d'actes honorables;
car il est peu aimé
le pauvre et l'affligé
alors que trouve bienveillance
le riche et le nanti.
Et on trouve que le pauvre n'a pas d'esprit
par comparaison au riche,
et qu'un traître en sait plus
que deux innocents.
Quant aux discours de Moïse
on ne veut pas les écrire d'aussi bonne grâce
que ceux d'un mécréant
qui vend ses paroles.

VI

Pro aura de martire,
Si no se repren,
Aisel que per argen
Traïs ni es trahire,
Qu'ins el fuec arden
D'enfern fai bastimen.

6

Il souffrira un horrible martyre,
s'il ne se corrige pas ,
celui qui, pour de l'argent,
trahit et devient traître,
car c'est sur le feu ardent de l'enfer
qu'il construit sa fortune.

VII

Toloza can remire
Vostre fag valen
E vostre parlar gen,
Autres ciutatz n'aïre
E ten a nien
De bel enseinhamen.

7

Toulouse! quand je considère
votre conduite vaillante
et votre parler gracieux,
j'en viens à détester les autres cités
et je les juge dérisoires
pour ce qui est du bel enseignement.


NOTES: La vive impression qu'a faite à P.C. le "parler gracieux" des Toulousains (Il ne s'agit pas bien sûr de la langue d'oc dans laquelle P.C. occitan lui-même s'exprime naturellement, mais du parler quotidien et de l'accent des gens ) suppose un contact direct et un séjour sans doute récent, car à la longue une impression de ce genre s'atténue. C'est un peu une réaction de "provincial" arrivant, ébloui, dans la "capitale". D'où la datation du début de la période toulousaine vers 1204.
La deuxième tornada semble rajoutée pour exprimer que le mérite de Toulouse est si grand qu'il n'est pas terni par les pratiques qui viennent d'être blâmées.
 
[ Section 1 - Poésie amoureuse ] = [ Section 2 - Poésie politique ] = [ Section 3 - Poésie religieuse ] = [ Section 4 - Poésie morale ]
[ SOMMAIRE ] = [ Chronologie ] = [ Recherches ]