Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LX
Mon chantar vueil retraire al cuminal

(Sirventes. )
- vers 1222 -
( Sirventès )

I

Mon chantar vueil retraire al cuminal
De totas gens, e si-l deinhon auzir
Ni l'entendon ni-l sabon devezir,
Cascuns poira trair lo ben del mal.
Que cobeitatz a tant sazit en brièu
Lo mon que no-i cor dregz ni temon Dièu
Ni no-i trob' om merce ni chauzimén
Ni vergoinha ab lo plus de la gén.

1

Je veux faire entendre mon chant
au commun des mortels et, s' ils veulent bien l'écouter,
s' ils le comprennent et savent l'interpréter,
chacun pourra distinguer le bien du mal.
Car la cupidité s'est emparée du monde si vite et si fort,
que ni le Droit, ni la crainte de Dieu n'ont plus cours
et, chez la plupart des gens, on ne trouve plus
ni pitié, ni égard,ni pudeur.

II

Rei e comte, bailho e senescal
Volo-ls castels e las terras sazir
A lur acort e paubra gent delir,
E li baro son, li plus, atretal
Que cascuns ditz: ieu penrai d'aco mièu,
E ab tot son plus paure que romièu,
E non tenon vertat ni sagramen
E nos autre em d'aquel mezeis sen.

2

Rois et comtes, baillis et sénéchaux
veulent saisir les châteaux et les terres
à leur volonté et détruire les pauvres gens,
et les barons sont, la plupart,
tels que chacun dit "je prendrai sur mon bien ",
et pourtant ils sont plus pauvres que des pèlerins,
et ils ne respectent ni la vérité ni ce serment,
et nous autres pareillement .

III

Clerzía vol trastot l'an per egal
Ab cobeitat gen caussar e vestir,
E-l gran prelat volo-s tant enantir
Que ses razon alargan lor deptal,
E si tenes del lor un onrat fièu
Volran l'aver e no-l cobraretz lièu
Si non lor datz una soma d'argen
O non lor faitz plus estreg covinen.

3

Le clergé veut, avec une égale convoitise,
se bien chausser, se bien vêtir, tout au long de l'année.
Les grands prélats veulent tant se mettre en avant
que, sans raison, ils augmentent leur rente.
Si vous détenez sur leur bien un fief important
ils voudront l'avoir et vous ne le recouvrerez pas facilement
sauf à leur donner une importante somme d'argent
ou à conclure avec eux un contrat plus restreint.

IV

Si morgue nier vol Dieus que sïan sal
Par trop manjar ni per femnas tenir,
Ni monge blanc per bolas a mentir,
Ni per erguelh temple ni espital,
Ni canorgue per prestar a reníeu,
Ben tenc per fols san Peire e sant Andrieu
Que sufriron per Dieu tan gran turmen
S'aquist venon aissi a salvamen.

4

Si Dieu veut que les moines noirs soient sauvés
pour trop manger et entretenir des femmes,
les moines blancs pour bornes de terres à déplacer
le Temple et 1' Hôpital pour leur orgueil,
les chanoines pour prêter à usure,
alors je tiens bien pour fous saint Pierre et saint André
qui, eux, souffrirent pour Dieu un si rude tourment,
puisque ceux-ci arrivent ainsi au salut.

V

Si capellan per trop beure anoal,
Ni legistas per tort a mantenir,
Ni albergier per lor oste trair
Ni logadier per falsar lor jornal,
Ni regidor ni baile ni corrieu
Rauban la gen si salvan, non cre ièu
Que menudet non reinhon follamen
E sil qu'estan confes e peneden.

5

Si les chapelains pour leur beuverie annuelle,
les légistes pour leur soutien à l'injustice,
les aubergistes pour la trahison de leur hôte,
les journaliers pour le mauvais emploi de leur journée,
si enfin les régisseurs, intendants et courriers
en pillant les gens font leur salut, alors, moi je ne crois plus
que les frères mineurs ne vivent pas dans le dérèglement
ainsi que ceux qui sont confès et pénitents.

VI

Revendedor, obrier e menestral
Iran ab Dieu, si lor o vol sufrir,
Ab car vendre e ab menten plevir,
E camjador e home de portal
E renoier atressi com juzièu,
E noirigier panan so c'om lor plieu,
Laorador terras sensals menten,
Obran festas e faitilhas crezen.

6

Revendeurs, ouvriers et artisans
iront avec Dieu, s'il veut le leur permettre,
en vendant cher et en donnant une garantie mensongère,
ainsi que les changeurs et les marchands à la porte des villes
et les usuriers aussi bien que les juifs,
les nourrisseurs volant le bétail qu'on leur confie,
et les laboureurs déclarant faussement les terres à cens,
faisant ouvrables les fêtes et croyant aux sortilèges.

VII

A tota gen darai conseil leial,
Si tot no-l sai a mos ops retenir:
Que cadaüs volgues ben far e dir
A son poder, car plus de bon captal
Non portarem escrit en nostre brièu,
Can nos n'irem e rendrem comte grièu
De totz los faitz, al jorn del jutjamen,
Al franc senhor que-ns formet de nïen.

7

A toutes personnes je donnerai un conseil loyal,
bien que je ne sache pas le retenir pour mon profit:
c'est que chacun devrait vouloir bien faire et bien dire
selon son pouvoir,
car nous n'emporterons pas plus d' utile patrimoine
inscrit dans notre lettre de recommandation
quand nous nous en irons et rendrons un compte sévère
de tous nos actes, au jour du jugement,
au bon seigneur qui nous forma du néant.

VIII

Ges qui-m repren mon chantar no m'es grièu
Car man far ben si tot n'en fauc pauc ièu
Ab que la gen renhesson ben e gen,
Pois pogran dir: de fol apren hom sen.

8

Il ne me déplaît point de voir mon chant repris par d'autres
car j' y ordonne de faire le bien quoique j'en fasse peu moi-même.
Si les gens, grâce à lui, vivaient de belle et bonne façon
on pourrait dire ensuite: d'un fou, on apprend la sagesse.


NOTES: Strophe 4: les moines noirs sont les Bénédictins de Cluny et les moines blancs les nénédictins de Cîteaux.
Strophe 5: les "menudet" , les frères mineurs sont les franciscains installés à Toulouse depuis 1222.
Il existe dans un des manuscrits ( le "C") une strophe apocryphe entre VII et VIII:

VII bis

De totz los reys ten hom per pus cabal
Lo req N'Amfos, tan fay sos faitz grazir
E des comtes selh de Rodes chauzir
Fai sa valor e son pretz natural
E dels prelatz selh de Memde que-l trieu
Sec drechamen e despen gen lo sieu
E dels baros son fraire tan valen
Son tug siey fag e siey captenemen.
7 bis

De tous les rois on tient pour le plus parfait
le roi Alphonse, tant il peut faire glorifier ses actes
et de tous les comtes celui de Rodez
fait distinguer sa valeur et son prix naturel
parmi les prélats c'est celui de Mende
car il suit le chemin avec droiture et dépense son bien comme il faut
et de tous les barons son frère, tant sont vaillants
tous ses actes et ses comportements.

Cette strophe ne peut pas appartenir à ce sirventès car elle interrompt de façon totalement bizarre la suite des idées développées ici.
Si ces vers sont de Cardenal, on peut y voir une cobla isolée ou une strophe détachée d'un sirventès perdu.
 

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