Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LXI
Non cre que mos ditz

(Sirventes. )
- date incertaine -
( Sirventès )

I

Non cre que mos ditz
Avols homs los entenda,
Ni tan sía arditz
Que als faitz man esténda,
Car sos esperitz
Vol qu'en tal ren s'enprénda
On pres es peritz,
Qui que-s vueilh l'en reprénda;
E negus escritz
Non cre que l'en defénda,
Ni clamors ni critz,
Ni ja sia auzitz
Dretz ni essauzitz,
Qu'ades Dieu non offénda
Ab faitz deschauzitz.

1

Je ne crois pas que mes paroles
un homme vil les entende,
ni qu'il soit assez courageux
pour mettre la main aux actes,
car son caractère
veut qu'il s'engage en telle entreprise
où le mérite est détruit,
malgré tous les blâmes qu'il encourt;
et je ne crois pas
qu'aucun écrit l'en empêche,
ni aucune protestation ni aucune plainte,
ni que par lui soit jamais écouté
ni approuvé le droit,
si bien qu'il n'offense pas sans cesse Dieu
par des actes grossiers.

II

Li magers valors
E-l mielhers qu'el mon sía
Es dos e socórs
La on merces la guía,
Mas als tolledors
A cui par sens follía,
E blasmes lauzórs
E tortz faitz gaillardía,
E anta honors
Ez enueis cortezía,
E donars dolórs
E tolres doussórs,
E chanz l'autrui plórs
E gautz l'autrui feunía
E l'autrui clamórs.

2

La plus grande valeur
et la meilleure qui soit au monde
est de donner et de secourir
là où la guide la pitié,
sauf pour les pillards
à qui la folie paraît sagesse,
le blâme louange,
l'injustice commise action d'éclat,
la honte honneur,
le plus fâcheux des comportements courtoisie,
l'action de donner douleur,
celle de prendre douceur,
le pleur d'autrui chant,
et enfin joie la tristesse d'autrui
et sa plainte.

III

Ar podes vezér
D'avol home que cuda,
Qu'el cuda valér
Quan non val ni ajuda,
Mas al cap del sér
Que-l coita es venguda,
Al redier cazer,
Que-l mortz es pres saupuda,
El part son avér
Si con causa perduda
Que non pot tenér,
E deves sabér
Que, s'ages poder,
La sordeior remuda
Volgra retenér.

3

Maintenant vous pouvez voir
combien l'homme vil est présomptueux,
car il imagine valoir quelque chose
alors qu'il n'est ni utile ni secourable,
mais au soir de la vie,
quand l'heure de se hâter est venue,
au dernier coucher,
quand il sent la mort toute proche,
il partage son avoir
comme une chose perdue
qu'il ne peut plus garder,
et vous devez savoir
que, s'il en avait le pouvoir,
même la plus vile défroque
il voudrait la conserver

IV

Hom, car no-t sové
Mentre vius en bobansa
Consi ni de qué
Fust faitz en comensansa
E soveigna té
En ta gran benanansa
Que-s fai ni devé
Tot quan metz en la pansa,
E regarda be
Ta vida e balansa
On va ni don vé,
Quar si de vil ré
Fust faitz, lo cové
Que tornes en l'estansa
D'avolor ganré.

4

Homme, pourquoi n'as-tu pas souvenance,
pendant que tu vis dans le faste,
de comment et de quoi
tu fus fait au commencement ?
Souviens-toi aussi,
dans ton grand bien-être,
en quoi se change et que devient
tout ce que tu mets en ta panse.
Examine bien ta vie
et détermine où elle va
et d'où elle vient,
car si tu fus créé de chose vile,
il convient que tu retournes
en l'état d'une chose plus vile encore.

V

E que vos en par
De ric home quan péssa
En gran tortz a far
E en pauca despéssa,
En petit donar
E en tolre gran céssa
El meteus esgar
Con i es terra méssa
Con si pot cuiar
Que Dieus ni dretz ni méssa
Lo deia gardar
Ni quan vai pregar
Dieu denan l'autar,
Qual vot ni qual proméssa
Li vai presentar

5

Et quelle opinion pouvez-vous avoir
d'un homme riche, lorsqu' il songe
à commettre de grandes injustices,
à faire de petites dépenses,
de petits dons,
mais à prélever une grosse rente,
au moment même
où la terre est mise à ferme ?
Comment se peut-il imaginer
que Dieu, droit ou messe
le doive protéger ?
Et quand il va prier
Dieu devant l'autel,
quel vœu et quelle promesse
va-t-il lui présenter ?

VI

Qui vai Dieu pregar
E ren non vol far
De ren que-l anc disséssa,
Pauc li deu Dieus dar.

6

Qui va prier Dieu
et ne veut rien faire
de tout ce qu' il pourrait jamais lui dire,
Dieu doit lui accorder peu


NOTES: Rien ne permet de dater ce sirventès dont les développements très généraux (le vil larron ne donne jamais rien et est bien oublieux de ses origines et de sa fin dernière, quant au riche injuste ses promesses à Dieu sont vaines puisque ses actes ne sont pas en accord avec le droit) ont été traités de multiples fois par P.C. tout au long de sa carrière.
 
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