Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LXVIII
Qui vol avér

(Sirventes. )
- vers 1230 -
( Sirventès )

I

Qui vol avér
Fina valor entièira,
Ab dire vér
Et ab drech far la quièira,
Ab pron tenér
Lai on sera nessièira,
Car per valér
Es hom valens a tièira,
E cuion cén
Essen valén
Que-us non sap la fièira
On hom la valor vén.

1

Qui veut avoir
valeur pure et sans défaut
qu'il la recherche
en disant la vérité et en faisant ce qui est droit,
en portant aide
là où il y aura nécessité,
car par la valeur
un seul homme équivaut à une troupe ,
et cent croient
valoir quelque chose
alors que pas un ne sait où se trouve la foire
où l'on vend la valeur.

II

No-us cuges pas
Valors veigna de bada,
Mantas ves car comprada
Mas li malvas
No-n compron denairada,
Qu'enanz son las
De la meia jornada.
Donan, metén,
Plazers fazén
Es valors acampada
E malvestatz tolén.

2

Ne pensez pas
que la valeur vienne sans rien faire,
elle est au contraire bien souvent achetée au prix fort,
mais les méchants, eux
n'en achètent pas pour un denier,
car ils sont lassés
avant la demi-journée.
En donnant, en dépensant,
en faisant des actes plaisants
et aussi en empêchant les méchancetés
voilà comment on amasse la valeur.

III

Grans ergueilhs és
E grans desconoissénsa
Qui-s fenh cortés
E non fai captenénsa
Lai on mercés
Non fai frug ni seménsa
Ni negus bés
En lui non pren naissénsa.
Pauc a de sén
Qui per nién
Cuid'esser de valensa
E no-í faí bastimen.

3

C'est grand orgueil
et grande sottise
lorsque quelqu'un se donne pour courtois
alors qu'il ne sait pas se conduire,
si chez lui le mérite
ne produit ni fruit ni semence
et si nul bien
en lui ne prend naissance.
Il a peu de sens
celui qui pour rien
croit participer à la valeur
et ne bâtit pas réellement sur elle.

IV

Bastimen fai
E valensa enmurat
Sel qui s'atrai
Ab valor e s'atura,
Cui vertatz plai
E merces e drechura,
E sai e lai
Sec razon e mesura.
Mas tan dolén
A en la gén
Que d'aiso non an cura
Per que valors deissén.

4

Il bâtit sur elle
et enclôt la valeur avec lui
celui qui s'approche
de cette valeur et s'y unit,
celui à qui plaisent la vérité,
la miséricorde et la droiture
et qui ici et là
suit la raison et la mesure.
Mais il y a tant de gens pitoyables
parmi les hommes
qu'ils n'ont point cure de cela
et c'est pourquoi on voit tant baisser la valeur .

V

Deissen valórs
E dechai cascun día,
Ez enguanz sórs
E creis e multiplía
E mor amórs
El mon e nais feunía,
Et es lauzórs
Blasmes e senz folía
E sel que mén
Ad essïén
E traïs e gualía,
Renha saviamén.

5

La valeur baisse
et déchoit chaque jour,
et la fausseté surgit
croît et se multiplie.
L'amour meurt dans le monde
alors peut y naître la haine,
l'action élogieuse
est blâmée, la raison traitée de folie.
Celui qui ment,
qui trahit et qui dupe,
en toute connaissance de cause,
celui-là se conduit sagement...

VI

E qui se rén
En tal covén
Ges ieu la foldat mía
Non vueilh dar pel sieu sén.

6

Mais celui qui entre
en pareil couvent
je ne veux pas donner
ma folie pour son sens.


NOTES: Des liaisons avec des sirventès de la même époque:
*la comparaison ironique finale de P.C. entre sa "folie" et le "sens" de certains fait penser à Mon chantar (LX,8)
*les deux premiers vers sont formés par coupure d'un vers d'Ieu trazi pietz (LIV,5)
Texte souvent choisi pour figurer dans les anthologies.
 
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