Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LXXIII
Tals cuida bé

(Sirventes. )
- vers 1250-1260 -
( Sirventès )

I

Tals cuida be
Aver filh de s'espoza
Que no-i a re
Plus qu'aquel de Toloza
Quar s'esdeve
Que li moillers cochoza
Acueilh ab se
Un lac baratador
Don ilh rete,
Plus vil qu'un autra toza,
Un filh de que
Fai eres al seinhor.
Per so ai fe
Que malvestatz si noza
En tal qu'ieu cre
Que fon filhs de prior.

1

Tel croit bien
avoir fils de son épouse
alors qu'il n'y est pour rien
comme celui de Toulouse!
Car il arrive
que la femme trop ardente
accueille auprès d'elle
un odieux dévergondé
dont elle garde
- plus vilement qu'une autre fille -
un fils dont elle fait un héritier
de son seigneur de mari.
C'est pour cela,
j'en suis persuadé,
que la méchanceté s'est établie
en tel dont je pense
qu'il était le fils d'un prieur.

II

Tant es viratz
Lo mons en desmesura
Que falsetatz
Es en luoc de drechura,
E cobeitatz
Creis ades e pejura,
E malvestatz
Es en luoc de valor,
E pietatz
A d'ostal sofrachura,
E caritatz
Fa del segle clamor
Ez es lauzatz
Qui de Dieu non a cura,
E pauc prezatz
Qui vol aver s'amor.

2

Le monde est tellement tourné
en démesure
que la fausseté
est à la place de la droiture,
la cupidité
croit sans cesse et empire,
la méchanceté
est à la place de la valeur,
la pitié
se retrouve sans abri,
la charité
élève une plainte contre le siècle;
et il est loué
celui qui de Dieu n'a cure,
et peu apprécié
celui qui veut avoir son amour.

III

Qui, des aissai
Entro a la Turquia
E des ailai
Tro que part Normandia,
A un savai
Baro tot o daria,
Non cuch ni sai
Que visques sen rancor
Que greu si fai
Que fort grans manentia
Son don apai
De conquerre major.
Mal li eschai
Aitan grans baronia
Pos non l'estrai
Del nom de raubador.

3

Quiconque, depuis ce côté-ci
jusqu'à la Turquie
et depuis l'autre
jusqu'au-delà de la Normandie,
aurait donné tout le pays
à un méchant baron,
je ne peux imaginer un seul instant
sa vie sans récrimination;
car il arrive difficilement
qu'une très grande richesse
retienne son possesseur
d'en acquérir une plus grande.
Mal lui échoit
une aussi grande baronnie,
puis qu'elle ne fait pas obstacle
à ce qu'on lui donne le nom de voleur.

IV

Mais val assas
Uns ribautz ab paubrieira,
Que viu en pas
E suefre sa nessieira,
C'us coms malvas
Que tot jorn fai sobrieira
D'avol percas,
Que non tem dessonor.
C'al ribaut plas
La via drechurieira,
E-l coms es las
De Dieu e de sanctor.
E quar lo bas
Homs a valor entieira,
E-l coms non pas,
Pres ieu mais lo meillor.

4

Mieux vaut de beaucoup
un ribaud dans la misère,
qui vit en paix
et supporte son dénuement,
qu'un mauvais comte
qui tous les jours regorge
d'un honteux profit
et ne craint pas le déshonneur.
Car au ribaud plaît
la route droite
alors que le comte est fatigué
de Dieu et de ses saints.
Et puisque l'homme de basse condition
garde sa valeur intacte
mais non pas le comte
moi, j'ai plus d'estime pour le meilleur.

V

E que faran
Li baron de mal aire
Que tot jorn fan
Lo mal e-l ben non gaire
Cossi poiran
Los tortz qu'an fach desfaire
Que lor enfan
Seran plus tolledor,
E non daran
En l'arma de lor paire
Los pres d'un gan,
Ni negus en la lor,
E li engan
Qu'aura fach l'enganaire
Retornaran
Sobre l'enganador

5

Et que deviendront
les barons de mauvaise engeance
qui chaque jour font le mal
et fort peu le bien ?
Comment pourront-ils
défaire les injustices qu'ils ont faites ?
Car leurs enfants
seront plus larrons encore,
et ils ne donneront pas
pour l'âme de leur père
le prix d'un gant,
ni personne non plus pour la leur,
et les duperies
que le dupeur aura faites
retomberont
sur le dupeur lui-même!

VI

Non ai talan
D'aver aital repaire
Que uei en chan
E tos temps mais en plor.

6

Je n'ai nulle envie
de posséder un manoir si splendide
qu' aujourd'hui j'en chante
si tout le reste du temps j'en pleure.


NOTES: L'allusion de la strophe 1 vient d'un recueil de nouvelles italien alors en vogue qui racontait dans une de ses nouvelles la triste mésaventure d'un médecin de Toulouse qui avait épousé une nièce de l'archevêque. Au bout de deux mois de mariage seulement elle lui avait donné un enfant et le médecin s'était montré assez complaisant. Allusion à la même histoire chez le Moine de Montaudon dans Enueg (Enoja me domn'envejosa / Quant es paubra et orgoillosa / E marritz qu'ama trop sa sposa /Neus s'era domna de Tolosa)
A la fin, l'expression "tos temps" (tout le reste du temps) désigne évidemment ici l'éternité de l'Enfer.
 
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