Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XIX
L'arcivesques de Narbóna

( Sirventes )
- après 1212 -
( Sirventès )

I

L'arcivesques de Narbóna
Ni-l reys non an tan de sén
Que de malvaiza persóna
Puescan far home valén:
Dar li podon aur e argén
E draps e vin e anóna,
Mas lo bon ensenhamén
A sel cui Dieus la dóna.

1

L'archevêque de Narbonne,
pas plus que le roi, ne sont assez raisonnables
pour que d'une mauvaise personne
ils puissent faire un homme de valeur.
Ils peuvent lui donner or et argent,
étoffes, vin et blé,
mais la bonne éducation,
l'a celui à qui Dieu la donne.

II

Quar ab renda gran e bona
Sai ieu un caitiu dolen,
Que non fai condug ni sona
Ni somon ni acuelh gen,
Anz conquer mal e pietz despen,
E si-l donavas Baiona,
Non metría lo renden
Si cum Valors faissona.

2

Car avec une rente aussi considérable qu'avantageuse
je connais un pauvre misérable
qui ne fait aucun festin ni n'en annonce
qui n'invite ni n'accueille comme il se doit.
Son bien est mal acquis et plus mal dépensé encore.
Et même si on lui donnait Bayonne,
il n'en consacrerait pas du tout le revenu
comme Valeur le prescrit.

III

Valors vol que hom somona
E gast e don e prezen,
E a una companhona,
Caritat, que lo consen;
E aqui on valors s'esten
E caritatz esperona,
Malvestatz es per nien
Quant ab ellas tensona.

3

Valeur veut que l'on invite
et que l'on dépense, que l'on donne et que l'on offre,
et elle a une compagne,
Charité, qui approuve cela.
Et là où Valeur s'avance
aiguillonnée par Charité,
Méchanceté est réduite à néant,
quand elle cherche à rivaliser avec elles.

IV

Tals a el cap la corona
E porta blanc vestimen
Que-l voluntatz es fellona
Com de lop o de serpen,
Car qui tol e traís e men
E aussi e empoizona,
Ad aquo es aparven
Cals volers i brotona.

4

Tel a la tête qui s'orne d'une couronne
et porte blanc vêtement,
dont la volonté est félonne
comme celle d'un loup ou d'un serpent.
Car si quelqu'un vole, trahit et ment,
tue et empoisonne,
cela montre à l'évidence
quelle volonté s'épanouit en lui.

V

Ar diran que ieu espona
Mon sirventes a la gen,
Quais qu'aia lengua grifona,
Que negus hom no m'enten.
Assatz m'entendran l'entenden;
E a l'autre gent bricona,
Chantarai dels filhs n'Arsen
E de Bueve d'Antona.

5

Maintenant les gens diront peut-être que je leur expose
mon sirventès à peu près aussi clairement
que si je le chantais en grec,
car personne ne m'entend.
Assez m'entendront pourtant ceux qui sont entendeurs;
quant à ceux qui sont sots
je leur ferai un chant sur les fils de dame Arsen
et sur Beuve d'Antona.

VI

De gran trachor sobresaben,
Dezir que tals lo somona
Que-l do d'atretal pimen
Quant el als autres dona.

6

Quant à notre grand et très docte traître,
je désire que tel l'invite
qui lui donne du même breuvage
qu'il sert lui-même aux autres.


NOTES: L'Archevêque dont il est question au début serait Arnaud Amalric élu en 1212. La satire pourrait viser une mauvaise personne (avare, voleur, traître et empoisonneur) tout acquise à la cause de l'archevêque et du roi (Philippe Auguste ) peut-être un des nouveaux prélats nommés par Innocent III lors de la croisade albigeoise.
dame Arsen = la louve Hersent dans le Roman de Renart
Beuve d'Antona = chanson de geste française dont il existait une version occitane.
Texte faisant partie des "Tròces causits" (voir Bibliographie)
 
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