Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LXXVII
Tot enaissi con fortuna de vén

(Sirventes. )
- date indéterminée -
( Sirventès )

I

Tot enaissi con fortuna de vén
Que torba-l mar e fa-ls peissos gandir,
Es torbada en est segle la gén
Per un fort vent que dels cors fan issir
Fals messongier desleial e traïre,
Ab que-s cuoin eissaussar e formir,
Et enaissi fan veritat delir
E'n pert son dreg del tot qui ver vol dire.

1

Tout comme un coup de vent
trouble la mer et fait fuir les poissons,
les gens de ce temps sont troublés
par le fort vent qui sort de la bouche volubile
des faux menteurs déloyaux et traîtres,
avec lequel ils pensent se rehausser et s'avantager,
causant pourtant ainsi la ruine de la vérité
et celui qui voudrait la dire en perd ainsi toute possibilité.

II

A greu sera est segl' en l'estamen
Que a estat, segon que auzem dir,
Que hom era crezutz ses sagramen,
Ab sol la fe, si la volgues plevir,
E veritatz era ses escondire.
Ar es tornatz lo segl' en tal azir
Que quecx pensa de son par a trazir:
Per qu'ieu apel aquest segle traïre.

2

Ce monde peinera à retourner en l'état
où il a été un jour , selon ce que l'on entend dire,
où un homme était cru sans serment,
seulement sur sa foi, s'il voulait l'engager
et c'était alors vérité non contestée.
Maintenant le siècle est tellement tourné à la haine
que chacun pense à trahir son semblable
c'est pourquoi j'appelle ce siècle traître.

III

Qui azues dir qual son li faillimen
Que fan en cort sel que degran regir
E an jurat de tenir leialmen
Dreg a cascun premiers los vei faillir,
E fan semblan aqui mezeis de rire.
E-l clamatier, can ve al departir,
Ab penhoras, ab dar et ab servir
Perdon lo sen, cant auzo-l jutge dire.

3

Qui oserait dire les fautes
commises en leurs prétoires par ceux qui devraient régir
et qui ont juré de garder loyalement le droit de chacun ?
Je les vois faillir les premiers,
et alors même, ils font semblant de rire.
Et les plaignants, quand on en vient à trancher l'affaire,
aux mots de " gages ", de " donner " et de " servir "
perdent le sens, quand ils entendent le juge prononcer.

IV

Entr'els clergues non trop de partimen:
Tot son d'un sen, d'un cor e d'un albir,
E servon Dieu aitan honestamen
Nuill autra res non lur pot abellir
Ni es nuills hom que mal en puesca dire,
Mas sel que-i es, si doncx non vol mentir
Que-l cavalcar e-l manjar e-l dormir
E-l juec d'amor, tenon a gran martire.

4

Entre les clercs, je ne vois aucune différence:
pour tous, même sentiment, même cœur, mêmes idées,
et ils servent Dieu si honnêtement
que rien d'autre ne pourrait leur plaire plus!
Et il n'y a personne qui puisse dire du mal d'eux, sauf peut-être
celui qui vit parmi eux, si toutefois il ne veut pas mentir
car cavalcades, repas, sommes et jeux d'amour,
voilà ce qu'ils tiennent pour un grand martyre!

V

Non trop conseill mas qu'estem lialmen
E que pensem de Jhesu Crist servir,
Car el nasquet per nostre salvamen
E volc en cros per nos la mort sofrir,
Aital seinhor qui'n poiri' autr'eslire
Qu'el fes de se nau per nos recuilhir
Als grans perilhs don non podem gandir
Ses confessar e so c'aurem fag dir.

5

Je ne peux que conseiller de vivre loyalement
et de penser à servir Jésus-Christ,
car il naquit pour notre salut
et il voulut souffrir pour nous la mort en croix.
Un pareil seigneur, qui pourrait en choisir un autre ?
Car il fit de lui-même une nef pour nous recueillir
en vue des grands périls auxquels nous ne pouvons échapper
sans nous confesser et dire ce que nous aurons fait.


NOTES: Rien ne permet de dater ce sirventès, cependant l'appel à une vie chrétienne et le ton un peu désabusé en font très certainement une pièce de la seconde partie de la carrière de P.C. (à partir de 1250).
Texte faisant partie des "Tròces causits" (voir Bibliographie)
 
[ Section 1 - Poésie amoureuse ] = [ Section 2 - Poésie politique ] = [ Section 3 - Poésie religieuse ] = [ Section 4 - Poésie morale ]
[ SOMMAIRE ] = [ Chronologie ] = [ Recherches ]