La Courtoisie insurgée (1)

1180 - 1278 ! Presque un siècle - et quel siècle ! - pour une vie et une œuvre d'une densité et d'une richesse telles que l'on peut dire de Pèire Cardenal qu'il est un phare de ce Moyen Age qui ne manque pourtant pas de figures remarquables. Du point de vue de l'histoire des Lettres occitanes on peut parler du XIIIème siècle comme du " Siècle de Cardenal " tant le poète a su en concrétiser les espérances, les déceptions, les contradictions même.

Le terme de troubadour qu'on lui applique comme à tous les poètes de l'époque ne lui est que très partiellement adapté. Ce terme ( de l'ancien occitan trobar: "trouver, inventer" et par extension "faire des vers" ) recouvre le plus souvent dans l'esprit du public un poète lyrique courtois, une sorte de musicien bohême allant de château en château chanter ses peines de cœur. Cardenal est d'une tout autre trempe. Avec lui, le chant d'amour devient chant tragique, à l'image de l' Histoire du temps, vécue aux premières loges. Sa production est en partie le reflet des événements sanglants qui endeuillèrent l'Occitanie médiévale, en partie aussi le reflet des interrogations spirituelles et religieuses du moment.

Profondément mêlée, intriquée même, avec la vie du siècle, sa création arrive toutefois souvent à s'en dégager pour atteindre l'intemporel dans une éthique épurée toujours sous-jacente. Cardenal, en qui on a pu voir un des plus grands satiriques de tous les temps, a cependant un talent protéiforme et plusieurs poètes coexistent en lui:

le poète de l'amour . Cet aspect de son œuvre est mineur et date de ses jeunes années. Il se distingue toutefois d'une bonne part de la production de l'époque par la mise en exergue des qualités éthiques qui font de l'art d'aimer un véritable art de vivre.
le poète religieux. Il a le sens du sacré, des visions théologiques amples, des sentiments chrétiens sincères et le souci permanent de voir l'Évangile s'appliquer en ce monde. C'est la profondeur de sa foi qui l'autorise à la violence de ses attaques contre les clercs et à ses hardiesses envers Dieu, autrement inconcevables.
le poète patriote, politique, "engagé". La Croisade contre les Albigeois l'aura grandement inspiré et conforté dans l'idée d'un monde mauvais et du triomphe de la vilenie contre le monde ressenti comme idéal, celui de la cour raimondine et de la civilisation occitane du "joy d'amor", du "Paratge", de la vertu et de l'élégance
le poète moraliste. Tout au long de sa vie Cardenal a fustigé dans de vigoureux sirventès (près de soixante-dix) tous ceux qui faisaient régner la terreur, qui vivaient dans la débauche, qui n'étaient préoccupés que par leur enrichissement matériel. Autant dire qu'il n'avait que l'embarras du choix !
La triste permanence de ces comportements en rend leur critique quasi intemporelle. C'est la partie de l'œuvre qui nous semble aujourd'hui la plus proche, mais aussi la plus vivante grâce à la verve satirique qu'y déploie le poète.

Si Pèire Cardenal nous a laissé une production abondante et talentueuse, sa vie, comme celle de bien d'autres grands poètes, nous est très mal connue. Sa biographie ancienne, établie par Miquel de la Tor vers 1300, tient en une douzaine de phrases seulement. Pour essayer de reconstituer plus complètement sa vie il a fallu collecter diverses bribes dont la mise en parallèle concourt à des conjectures, généralement acceptées comme satisfaisantes, mais en ce domaine, la certitude n'est malheureusement pas de mise...