[ SOMMAIRE ]

La Courtoisie insurgée
Essai sur Pèire Cardenal


(5) Dans la tourmente (1222-1249)

 

A la mort de Raimon VI, Cardenal poursuit son activité au service de Raimon VII et ce, jusqu'à la mort de ce dernier en 1249. Dans le sirventès XV "Ben volgra, si Dieus o volgués" par un type de jeu de mots fréquent à l'époque, Raimon VII devient le "rai-mon", le rayon éclairant le monde. Dans ce même sirventès il est dit du jeune comte que " tout comme l'eau sort de la fontaine, de lui naît chevalerie". Comme de nombreux "Toulousains" Cardenal considère le "comte jeune" comme le dernier rempart contre le déchaînement de violence que subit l'Occitanie méridionale.

La satire contre les ordres religieux est toujours aussi vive au cours de cette période. Comment pourrait-il en être autrement alors que l'Inquisition sévit chaque jour un peu plus ?
Dans XXVIII-Ab votz d'angel (vers 1229) tout est dit contre les Dominicains qui n'ont d'ange que la voix.
Dans XXIX-Clergue si fan pastór c'est une satire en règle contre les clercs en général ("Les clercs se donnent pour pasteur et ce sont des criminels...Plus ils sont puissants, moins ils ont de valeur...jamais pire engeance je ne vis").
Ces deux sirventès sont certainement les deux plus justement célèbres de cette période mais la vingtaine d'autres datant de ces années-là est d'une nature équivalente. La satire concerne comme il se doit le comportement des clercs (bien éloigné de celui prôné dans l'Evangile!...) mais a également une dimension politique, comme dans XXXII-Qui volra sirventes auzir ( Les seigneurs du monde sont évincés / et mis sous leur coupe / eux qui devraient gouverner.) Cardenal voit parfaitement se développer l'emprise "terrienne" des clercs, leur mainmise sur la société civile et par voie de conséquence la destruction de sa civilisation

Daté de vers 1240 le sirventès XLVII-Clergía non valc anc mais tan est peut-être celui qui résume le mieux l'état d'esprit de Cardenal devant les bouleversements qui ont eu lieu, établissant le plus triste état du monde qui soit, véritable catalogue de ce qui ne va pas ou plutôt ne va plus. Y sont tour à tour attaqués en effet : le clergé, les chevaliers, les dames, les vilains et ... les lois.

Cardenal, et bien d'autres avec lui, se sent rejeté par la nouvelle société des puissants. Il est cependant assuré d'être dans le vrai contre eux et par conséquent refuse de "pactiser". Sa contestation est, comme toujours intransigeante et l'ampleur des événements ne fera que la renforcer.

Au cours de ces années terribles Cardenal approfondit sa réflexion spirituelle et se prend même à interpeller Dieu lui-même . Ses "dialogues avec Dieu" sont souvent considérés comme des sommets de la littérature médiévale:

Je veux commencer un sirventès nouveau,
que je réciterai au jour du jugement
à celui qui me fît
et me créa à partir du néant.
S'il pense me demander des comptes
et me mettre en la compagnie des diables
je lui dirai :
" Seigneur, pitié, qu'il n'en soit pas ainsi !
Car dans le monde mauvais,
toute ma vie je fus tourmenté,
aussi, s'il vous plaît,
préservez-moi maintenant des tourmenteurs. "

(XXXVI-Un sirventes novel vueill comensar)
1232-1233

*
Le "mariage" de Cardenal

Certains conjecturent qu'il s'est marié au cours de cette période, vers 1230 (il avait alors la cinquantaine) et qu'il a eu (au moins) deux fils. La démonstration en est bien ténue et ne repose que sur l'interprétation de l'emploi de certaines expressions dans les deux sirventès suivants:
Dans "XXVIII-Ab votz d'angel" daté de 1229-1230 on trouve la remarque "Si j'étais mari..." et dans "XXXVI-Un sirventes novel..." daté de 1232 "Devant votre fils...qu'il prenne le père et les enfants" . (voir ces deux pièces de la section 3 pour le contexte complet )

On peut très bien considérer que si la première sous-entend bien qu'il était célibataire, la seconde peut très bien n'être qu'une formule voulant dire "l'homme et les enfants de l'homme" comme le pense Charles Camproux ( voir sa note de "Un sirventes novel..." dans les "Tròces causits".)

Pour les tenants du mariage, s'il s'était marié en 1230 (postérieurement à "Ab votz d'angel") il aurait bien sûr pu avoir deux enfants en 1232. Mais il n'en parle nulle part ailleurs et ne parle jamais de sa femme.

Cependant on retrouve peut-être trace de ce qui pourrait être sa descendance à Montpellier. En effet, les archives mentionnent , en 1292, un Pierre Cardinal professeur " ès-droicts " à l'Université de cette ville. Ce Pierre Cardinal, s'il ne s'agit pas d'une simple homonymie de patronyme, aurait fort bien pu être un fils ou un petit-fils du poète.
Ce qui accréditerait l'hypothèse du mariage et des enfants, mais comme on le voit, on est bien ici dans le domaine de la conjecture...

*
Pèire Cardenal et la "Canso"

Pèire Cardenal a été autrefois considéré comme ayant pu être l'auteur de la seconde partie de la Canso dont la deuxième partie, celle qui est la plus "patriotique", commence à être rédigée dans cette période (1228). Cette hypothèse est actuellement rejetée par la plupart des chercheurs.
La similitude des sentiments chez les deux poètes n'est pas niable mais, même si Cardenal aurait pu écrire quelques passages de la Canso, il ne peut être l'Anonyme.
Dans tout écrivain il y a un contingent propre de mots préférés. Ceux de la Canso ne se retrouvent pas chez Cardenal et inversement. Par exemple, dans ses sirventès Cardenal ne fait jamais allusion à la notion de paratge qui revient constamment dans la Canso. Dans la Canso, on trouve de magnifiques descriptions de paysages qui , elles, sont inexistantes chez Cardenal, dont le domaine est celui du monde invisible des valeurs alors que l'auteur de la Canso est préoccupé d'événements bien terrestres.

*
Cardenal et les "hérétiques"

D'autres ont aussi supposé Pèire Cardenal cathare ou en tout cas proche des idées cathares. A tort semble-t-il mais il est certain qu'il a de nombreux points de contact avec eux. Leur rigorisme devait plaire à son esprit doctrinaire. Comme eux il déteste le relâchement dans la pénitence et la vénalité du pardon de l'église. Il pourrait aussi avoir été inspiré par les Vaudois (déclaration sur les serments inutiles) . Sa gravité morale le rapproche surtout de tous ceux qui s'efforcent alors à une rénovation religieuse "pauvres catholiques", franciscains...

A vrai dire ce sont plutôt les cathares ou les Vaudois qui auraient pu se réclamer de lui, que lui d'eux . En tout cas il était bien dans le caractère d'un homme d'oc, ouvert à de multiples influences de déclarer hautement " Je veux avoir parole de sarrasin, foi et loi de chrétien, subtilité de païen et hardiesse de tartare." . ( sirventès XXII )


Quoi qu'il en soit, les idées défendues par les différents courants "hérétiques" ou chrétiens contestataires divers sont "dans l'air". Ces idées circulent de cour en cour, y sont débattues, défendues, contrées, justifiées... Elles font partie du "climat spirituel" de l'époque et inévitablement elles vont "déteindre" sur les différents discours du siècle. C'est pour cela que l'on peut trouver dans l' œuvre de Cardenal, comme dans d'autres de cette époque, de véritables "liens hypertexte" avant l'heure!...

*

Comme il l'a toujours fait, Pèire Cardenal voyage en dehors de Toulouse, outre les déplacements réguliers en Velay dont nous avons déjà parlé, on trouve trace, dans les pièces de cette période, de rapports privilégiés avec d'autres seigneurs que Raimon VII et différents de ceux de la période précédente:

  • Dauphin d'Auvergne (puis son fils), qui tenait cour à Vodable, près d'Issoire, tout d'abord. Il faut dire que Dauphin (Dalfin d'Alvernha) est poète lui-même (Il nous reste dix poèmes de lui.) et était donc mieux à même d'apprécier Cardenal.
  • André, dauphin du Viennois et Adhémar, seigneur de Valentinois et de Diois. Le poète a adressé ( vers 1235-1237) des sirventès à ces deux seigneurs par son jongleur "Bostías". Il connaissait donc certainement ces seigneurs et avait dû précédemment les visiter.
  • Il a également fréquenté la cour du "bon seigneur" Ugo des Baux, qu'il a connu aux Baux ( de Provence) et à Marseille avant la mort de ce dernier en 1240.

.


         
cette page
Page suivante
 
Retour
au Sommaire
Présentation
Une enfance vellave
(1180-1200)
Entrée poétique
(1200-1204)
Une cour de mille amis amie
(1204-1222)
Dans la tourmente
(1222-1249)
L'errance
(1249-1260)
Le patriarche de Montpellier
(1260-1278)